Quand on parle de la mort des pères…

J’ai fait un étrange rêve la nuit passée, beau et curieux, dans une espèce de somnolence entre deux réveils des petits… je crois que c’est à cause de la mort d’Idir, qui m’a causé plus de chagrin que je ne l’aurais imaginé. Cela faisait des années que je n’avais pas rêvé de l’Algérie… Alors, aujourd’hui, en l’honneur du conteur, je vous raconte une histoire.

La jeune femme s’appelle Yalil, c’est votre humble servante, votre conteuse improvisée de ce jour, ce onzième jour de Ramadan. A l’heure où notre histoire commence, Yalil se tient debout sous un porche, ou une espèce de terrasse couverte, vêtue d’une robe blanche, ses cheveux relevés en une tresse. Elle regarde droit devant elle, mais que voit-elle ? La mer, peut-être, ou bien un village. Cette histoire, voyez-vous, remonte à la nuit passée, et la mémoire de votre humble servante, usée par des milliers de contes et de légendes, lui joue parfois des tours et tend à brouiller les contours… du reste, les villages, les bords de mer, tout cela n’importe que peu ; ce ne sont que des éléments de décor, des caprices de l’inconscient. Une chose, toutefois, est certaine : sous le regard de Yalil, le soleil se couche, alors même qu’il fait grand jour…

Et puis, un gamin arrive. Il n’est pas bien vieux, seize ou dix-sept ans, et, pour tout vous dire, ô nobles amis, il ressemble à peu au fils de votre humble servante, Babouche, hormis pour ses yeux qui sont d’un vert de rivière. Seulement, dans notre histoire, Yalil n’a pas de fils, pas plus qu’elle n’a d’époux, de sœur, de frère, ou encore de parents. Yalil n’est que Yalil, et elle n’a que Yalil. D’où vient-elle ? Que fait-elle ici ? L’histoire ne le dit pas, mais vous pouvez l’imaginer, si cela vous plaît de le faire. Le gamin aux yeux verts s’approche donc de Yalil, et lui dit :

« Dénoue tes cheveux et porte le bracelet de ta grand-mère, c’est aujourd’hui le jour des noces de la lune. Elle est exactement à la moitié de sa course, le pont du monde est suspendu au-dessous d’elle. Prends tes chaussures, le chemin est long jusqu’à la fête. »

Seulement, ici, nobles amis, une éclipse se produit comme elles se produisent si souvent dans les rêves. Pas une éclipse de lune, non, ni même de soleil ; une éclipse spatio-temporelle, une éclipse de conscience. Un petit trou dans le tissu du rêve, une paresse de l’inconscient. Nous retrouvons donc Yalil plus tard. Est-elle allée à la fête ? Elle est sur une plage, et pense à sa grand-mère qui aimait les courses de chevaux dans le désert. Verra-t-elle des chevaux sur cette plage ? Alors, une femme aux cheveux noirs approche. Cette jeune femme ressemble à Chaïnaise, pour ceux et celles qui ont le privilège de la connaître… Elle approche donc, tenant par la main une petite fille toute blanche, de peau, de sourcils, de cheveux, et dit à Yalil :

« Voici ta fille. »

« Quoi ? s’indigne Yalil. Ça, ça m’étonnerait. Je n’ai pas de fille, je n’ai même pas été enceinte. » En son for intérieur, elle trouve aussi qu’elle est bien étrange, cette enfant toute blanche, comme si on n’avait pas fini de la colorier ; et elle se dit que tant qu’à avoir une fille, elle en aimerait une vraie, pas un fantôme d’enfant. Pourtant, alors qu’elle prend conscience du fait que peut-être, on risque de la lui reprendre si elle formule à voix haute ce que renferme son esprit, son cœur se met à brûler et à fondre ; il se consume d’amour pour la petite fille, tant que c’en devient douloureux, insupportable. Timidement, elle demande à la petite fille son âge ; mais celle-ci se tourne vers la femme et fait des signes avec les mains, tout en parlant une langue que Yalil ne comprend pas. C’est une langue magnifique, Yalil est impressionnée, émerveillée, mais également triste. Elle se sent mise à l’écart, absurde, inutile.

« Vous allez apprendre à vous connaître » dit la femme en regardant Yalil.

« Mais comment ? »

« Tu dois réapprendre à regarder avec tes nouveaux yeux de mère, à partir de maintenant. » Puis elle ajoute : « As-tu dénoué tes cheveux ? »

Seulement, Yalil a oublié de le faire, elle porte toujours sa tresse. Ou plutôt, elle a trouvé plus simple d’oublier. Car elle pense qu’elle devra sans doute bientôt repartir, et qu’alors, il lui sera bien plus pratique d’avoir les cheveux attachés, surtout parce qu’elle est invitée à une soirée chez le gratin de ses anciens camarades d’Henri IV, qui s’appellent eux-mêmes « les mignons » et portent des masques décadents. La femme la regarde d’un air réprobateur.

« Au bout d’un moment, il faut te décider. Vas-tu refuser ce cadeau le jour des noces, ta propre fille ? »

Alors, Yalil détache ses cheveux. Avec eux, ce sont tous les nœuds du monde qu’elle semble dénouer. Elle se sent libre, baignée de plénitude, de grâce, de reconnaissance.

Alors qu’elle marche sur la plage, la petite fille marche à ses côtés. Elle s’appelle Nejma, et elle n’est plus du tout blanche, elle a la peau comme une olive et des cheveux couleur de cuivre. Elle met du temps à avancer car elle veut ramasser toutes sortes de choses par terre, et toucher tout ce qu’elle voit.

« Est ce qu’on va marier la lune et le soleil ? » demande-t-elle.

Yalil dit qu’elle n’en sait rien, qu’elle ne sait pas comment les choses se passent dans ce pays.

« D’où viens-tu ? » demande Nejma.

Yalil répond qu’elle vient de Jérusalem.

« Moi, je viens de la lune », dit Nejma.

« Comme le Petit Prince ? » Yalil espère plaire à Nejma par cette référence, mais cela ne marche pas du tout, car Nejma prend un air vexé.

« Non, comme Cyrano. »

C’est la fin de cette histoire, mes amis. Merci d’avoir veillé avec votre humble servante pour l’écouter. Que se passe-t-il après ? Après, le tissu du rêve s’est déchiré ; peut-être à cause des pas de Ven dans les escaliers qui craquent, peut-être à cause de Babig qui s’est réveillé pour un câlin, ou Babouche pour une berceuse. Il ne tient qu’à vous de l’imaginer, de l’écrire, de la rêver à votre tour.

Je t’en prie père Inouba, ouvre-moi la porte

O fille Ghriba, fais tinter tes bracelets

Je crains l’ogre de la forêt père Inouba

O fille Ghriba je le crains aussi.

2 commentaires sur « Quand on parle de la mort des pères… »

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