« Et la soif malsaine / obscurcit mes veines »

Les hommes ont-ils de tout temps eu la sensation de vivre une époque inédite, sans précédent ? je suppose que oui… Quelle époque étrange que la nôtre. Tempête sous un crâne entre voile et boucles d’or. Une existence quotidienne physique, sensorielle et psychique ; un mètre soixante-trois de limites corporelles, quelques dizaines de kilos de chair, d’os, de sang, d’organes et de nerfs, et un minuscule cerveau, quand on y pense, si petit face à la création, il tient dans les mains, plus petit qu’un nouveau-né encore aveugle et sans prémisse de parole ; les jours défilent en cascade et mon corps et mon esprit ne sont jamais en repos, sortir les enfants du lit les remettre au lit les nourrir les changer les embrasser les bercer leur chanter leur parler les promener ranger nettoyer cuisiner laver plier recommencer travailler réfléchir mettre en ordre écrire un cours en écrire un autre et vite un troisième s’absorber dans le travail s’oublier s’abrutir s’essorer dans le travail lire écouter regarder prier s’interroger téléphoner interagir marcher écouter de la musique penser y penser se rappeler regretter oublier ne pas réussir à oublier s’en vouloir se blâmer essayer à toutes forces essayer de s’améliorer chaque seconde djihâd djihâd djihâd ne pas réussir à s’améliorer se concentrer implorer Dieu s’exercer s’entraîner respirer ne pas réussir à respirer espérer douter lire encore ouvrir une nouvelle porte à chaque nouvel ouvrage, chaque nouvelle page, découvrir le monde entier dans des romans s’enivrer de poésie regarder l’heure lutter lutter contre la fatigue contre le sommeil contre la paresse la médiocrité la colère la frustration et le sentiment d’impuissance, s’efforcer toute la journée et la suivante encore s’efforcer s’efforcer s’efforcer de dépasser les limites exiguës de cette petite conscience lente molle et encombrée comme une rivière chargée de cailloux et de terre et de feuilles, trouver des fenêtres entendre une parole de lumière s’y accrocher à toutes forces comme une petite flamme dans un désert de glace espérer à nouveau, retrouver le goût la foi la plénitude de la grâce et puis retomber, lourdement retomber, un mètre soixante-trois et quelques dizaines de kilos, des soubresauts, un cheval qui rue, une âme qui voudrait dévorer jusqu’aux planches jusqu’aux clous pour se nourrir par peur d’inanition d’une imminente disparition ; suspendue au-dessus d’un pont en proie à un nouveau vertige, un vertige sans précédent, voir toutes mes croyances, toutes mes certitudes mes repères mes balises mes valeurs mes alcôves se fissurer l’une après l’autre sous mes yeux, sans savoir jusqu’où, ni ce qu’il restera, s’il restera seulement quelque chose ; le sentiment d’être reliée à mon époque et de grandir en même temps qu’elle et comme elle d’éprouver cette prodigieuse crise de sens qui la secoue et la convulse. Douter de tout, ne plus réussir à se raccrocher à la plus petite branche ; y a-t-il encore des choses réelles, des choses qui sont au-delà de notre humanité pégueuse ou n’est-ce qu’un conglomérat d’images fébrilement brandi à la face de l’absurde, y a-t-il des choses nobles et plus hautes que nous auxquelles croire où tout cela n’est-il que le Père Noël ? Le couple, le mariage ont-ils vraiment du sens, est-ce bien sacré, beau, ou n’était-ce qu’un moyen de faire marcher les sociétés avant l’avènement de la nôtre où tout semble pointer du doigt leurs limites, leur injustice, leur absurdité ? Les religions ont-elles quelque chose de grand, de sublime, contiennent-elles des vérités, peut-on y trouver une planche de salut, même une toute petite, une planche à pain, un rebord de fenêtre, un ticket de métro, une cellule, ou sont-elles derrière nous elles aussi, ne sont-elles que la Laponie où le Père Noël a son igloo ? La pudeur, la réserve ont-elles une beauté et une noblesse, sont-elles des vertus ou de simples écrous dans la machine de la sujétion de l’individu ? Je ne sais même plus si je crois en Dieu à force de déconstruction. Le livre d’AB, quand je l’ai lu, m’a illuminée et a dissipé mon chaos de cauchemars et de débauche d’écriture cathartique ; fumant ma cigarette dans la cuisine aux murs fraîchement repeints, je respirais l’odeur de l’été et de la peinture, et l’espoir, l’ombre de la joie proche, la paix m’étaient revenus. Mais depuis je ne sais pas, je ne sais plus. A force de libération, de déconstruction, de déboulonnage, il est, je suis, arrivés à un point de rupture où se profile le dévoilement d’un monde désenchanté. Angoisse de l’enfant qui découvre que le Père Noël était une fumisterie. Je voudrais, implore Boucles d’Or dans sa maison endormie, je voudrais fermer les yeux et oublier, me rendormir, oublier ce que j’ai appris, le désapprendre, retrouver le Père Noël, la Laponie et la certitude d’un monde immense, sans limite ; devenir adulte est d’une violence infernale, tout s’effondre, les parents ne seront pas toujours là, papa n’est pas Moïse et maman n’est pas l’incarnation de la femme et de la mère parfaites, idéelles, plus de modèles, plus de Père Noël, simplement ce pont de singe qui craque et vacille sous le vent, et ce monde en crise et Boucles d’Or et ses bébés ours dans sa jolie maison jaune, la paix et le silence de la campagne, et le vertige et le tonnerre assourdissant de l’avènement de l’absurde. A quoi bon pourquoi quel sens une réponse n’importe quoi un mot griffonné sur un post-it au dos d’un ticket de caisse qu’importe un murmure un doute la flamme d’un briquet ferait l’affaire. A den or a desert perhaps an ink squirt a cellar a wishing well a war or a garanty will do for me… bénis mille fois bénis soient ceux qui croient au Paradis, quelle chance ils ont, tout cela fait tellement sens, l’attente et l’espérance du Paradis bouchent toutes les interstices toutes les portes d’accès à la main égorgeuse de l’absurde ; je n’y ai jamais cru et pourtant j’ai essayé, je me suis frappée la tête contre les murs et les tapis pour que ça rentre mais rien, on ne peut pas forcer une croyance, mon Dieu si Vous existez quelque part je regrette rendez-moi le paradis rendez-moi une bouée un morceau de carton pour boucher la fenêtre cassée l’adhésion la sunna que sais-je l’obéissance dans le sang la peur même s’il le faut le Père Noël et la Laponie ; un petite allumette pour faire renaître de ses cendres le brasier de l’enchantement, au moins de quoi raviver une braise, rendez-moi le mystère la morale les piliers du monde que sont les vices et les vertus la foi en l’union sacrée des hommes et des femmes, et la awe, ce terme pour lequel le français des Lumières tremblotantes des ampoules cassées n’a pas trouvé d’équivalent, que Marc ou était-ce le Robert&Collins traduisait comme respect mêlé de crainte ; j’ai tout ce qu’on peut penser qu’une jeune femme pourrait rêver d’avoir de ravissants bébés la liberté des amis des anges autour de moi et j’ai l’impression que mon univers se craquelle et s’effondre, et que rien ne va sortir de ces décombres et je prends conscience enfin du fait que je vais mourir un jour, je contemple cette certitude, la seule ce soir et je ne sais pas comment bouger je me sens paralysée, ne vais-je vraiment que passer quelques années encore à m’agiter un peu quelques soubresauts chercher du sens comme une affamée faire peut-être un autre bébé rencontrer un autre amour dix autres me réchauffer danser rire et oublier pendant que les jours continueront à défiler en cascade ? pourquoi aurai-je vécu, quel aura été le sens de tout cela ? trouver un sens à sa vie, s’engager, se réaliser s’accepter s’aimer soi-même des mots des mots tout ça des mots des courants d’air des distractions du divertissement des bouts de carton pour les fenêtres cassées que rien ne colmate

2 commentaires sur « « Et la soif malsaine / obscurcit mes veines » »

  1. Une balade sur les chemins intérieurs avec toutes les tensions les difficultés et surtout ce regard sur soi sur ses propres manquements… vraiment très touchant cette intimité de foi mis à nu

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