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Dhou al-hijja, 7

Ma jolie âme, Je vais te donner la vie.

Tu naîtras dans un corps de petite fille, que Je te donnerai par amour pour toi, pour que tu deviennes femme. C’est un don inestimable, ne l’oublie pas. Le corps de la femme est une matrice, à Mon image ; honore-le, et tu M’honoreras ; épanouis-le, et tu Me célèbreras. C’est là Ma première bénédiction, à l’heure où tes yeux n’en sont pas encore, à l’heure où ton corps n’a pas encore de forme, où tu n’es qu’une petite graine plantée dans le ventre de ta mère.

Tu naîtras dans une époque et une société que J’ai choisies pour toi ; ne les regrette pas, ne t’en afflige pas. C’est dans cet espace et ce temps que tu seras amenée à te réaliser. Ne te retranche pas du monde, ne fuis pas ses réalités ; déploie-toi dans l’ici et maintenant, ne rêve pas à une autre vie, car ici est ta terre, et aujourd’hui est ton temps.

Je te donnerai un caractère riche et complexe ; ne t’en afflige pas, car c’est par lui que tu chemineras vers Moi. Tu recevras l’intelligence, pour Me chercher, et pour lutter contre la vanité ; tu recevras la curiosité, qui te préservera de l’assoupissement mais aussi de la tentation du suicide, si forte chez les âmes complexes.

Je te donnerai un cœur à Ma mesure ; Je te ferai amoureuse. C’est par l’amour que tu te mettras en mouvement, dans tous les domaines de ta vie ; et comme ton cœur sera à Ma mesure, tu aimeras d’un amour infini, jusqu’à l’angoisse, jusqu’au vertige, jusqu’à la frontière de la folie. Mais tu tiendras bon, car ce cœur et cette ardeur ne sont pas des châtiments ; par l’amour, à travers lui, en lutte parfois contre lui, dans la soif, la faim et la traversée du désert, lentement, péniblement, tu te construiras. De ton cocon douloureusement étroit – pourtant taillé à ton exacte juste mesure – la petite fille sortira femme. Tu en sortiras changée ; en ton flanc enfin cicatrisé reposera la côte d’un homme. Isha. Longtemps elle te grattera, te démangera, te brûlera, t’empêchera de dormir ; puis, un jour, tu ne la sentiras plus. Seulement, parfois, au détour d’un miroir, dans le coin de ton sourire, au pli de ton œil, à l’inflexion de ta voix, à la lenteur de ton geste, à la pudeur de ta nuque, tu reconnaîtras sa couleur, la blancheur de cette côte qui se sera soudée au reste de ton squelette pour ne plus s’en dissocier. Tu te construiras dans la rencontre et le métissage.

Impatiente, tu t’assoupliras, dans la violence parfois, à l’exercice forcé de l’attente, de l’insatisfaction, de la rage, de la frustration, et tu t’adouciras. Révoltée, tu bousculeras bon nombre de meubles autour de toi, tu briseras des fenêtres, tu abattras des murs, tu te cogneras la tête contre les portes et les tapis ; mais viendra le temps de la quiétude, de l’apaisement, d’une acceptation sans résignation. Et alors, s’épanouira ton amour pour Moi ; un amour à la mesure de ton cœur, sans limite, et d’une douceur infinie.

Toi qui ne seras pas scolaire, Je mettrai la religion dans ton cœur, pour que tu puisses, à force de travail et de patience, exercer ce troisième œil jusqu’à ce qu’il s’ouvre et s’emplisse de Ma lumière. Alors, tu apprendras à lire, par lui, Ma parole, dans Mes livres, dans Ma Création, dans le sourire de tes enfants – car je te donnerai d’être mère. Avec le temps, ton œil sera plus agile, plus habile, et tu apprendras à Me voir partout où tes yeux se poseront, à M’entendre dans tous les bruits du monde, y compris dans le silence.

Je mettrai sur ta route des personnes pleines de grâce ; reconnais-les, et reconnais en chacune d’elles l’amour que Je te porte. Ne récrimine pas contre ton sort, car Je te donnerai toujours, à chaque instant de ta vie, ce dont tu auras exactement besoin. Tu auras des kilos d’argile sur les paupières qui t’empêcheront parfois de l’apprécier le moment venu ; mais au fil du temps, tes paupières s’allégeront, et tu verras.

Ce ne sera pas facile, petite âme ; car Je t’offre la bénédiction de l’incarnation. Tu ne seras pas un ange, mais crois-Moi, il n’y a là rien à regretter. Tu te débattras, tu t’éloigneras de Moi. Ce n’est pas grave, ton humanité te l’imposera. Je t’attendrai. Je te regarderai te débattre, Confiant, Aimant, Amusé parfois, Bienveillant toujours. Ne désespère jamais de Ma grâce, car Je ne t’abandonnerai jamais, et c’est vers Moi que tu feras retour. A côté de la difficulté il y a, certes, une facilité. Tu connaîtras la paix. Mais pour que tu ne t’assoupisses pas, pour que tu ne t’imagines pas être arrivée au bout du chemin quand tu auras seulement appris à te tenir un instant sur tes jambes sans tomber, Je t’enverrai de bonnes bourrasques. Mais dans ton jardin, la graine de la paix sera plantée. Elle germera. Elle fleurira. Et au long de ta vie, et jusqu’à ta mort, elle continuera de croître, tel un arbre. Au moment de ta mort, tu regarderas cet arbre, et tu reconnaîtras ta chair dans son écorce. Tu seras cet arbre, vous ne ferez plus qu’un.

Ton nom veut dire Dieu est mon serment. Tu brûleras des ponts, tu hisseras des voiles, tu te mélangeras, et le I, vertical, de l’Isabelle immobile et incertaine, deviendra le Y de Daoud le danseur. Tu deviendras Ysa, les bras toujours levés vers l’Eternel.

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Divagation bretonne

Parfois j’ai la sensation que Tu es la mer et que je suis un poisson qui s’ébat dans Ta plénitude. Jusqu’à ce qu’un énorme filet m’attrape et me remonte; alors le poisson se débat de toutes ses forces et suffoque.

Le filet est le nafs lancé depuis le pont de la dunyia.

Alors le vent s’agite, gronde jusqu’à faire craquer la corde, et le poisson replonge dans la mer.

Avant je pensais que Tu n’étais que cet immense océan en dehors duquel toute respiration meurt.

J’en viens à me dire que Tu es aussi le filet, le chalutier et le vent.

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« Et la soif malsaine / obscurcit mes veines »

Les hommes ont-ils de tout temps eu la sensation de vivre une époque inédite, sans précédent ? je suppose que oui… Quelle époque étrange que la nôtre. Tempête sous un crâne entre voile et boucles d’or. Une existence quotidienne physique, sensorielle et psychique ; un mètre soixante-trois de limites corporelles, quelques dizaines de kilos de chair, d’os, de sang, d’organes et de nerfs, et un minuscule cerveau, quand on y pense, si petit face à la création, il tient dans les mains, plus petit qu’un nouveau-né encore aveugle et sans prémisse de parole ; les jours défilent en cascade et mon corps et mon esprit ne sont jamais en repos, sortir les enfants du lit les remettre au lit les nourrir les changer les embrasser les bercer leur chanter leur parler les promener ranger nettoyer cuisiner laver plier recommencer travailler réfléchir mettre en ordre écrire un cours en écrire un autre et vite un troisième s’absorber dans le travail s’oublier s’abrutir s’essorer dans le travail lire écouter regarder prier s’interroger téléphoner interagir marcher écouter de la musique penser y penser se rappeler regretter oublier ne pas réussir à oublier s’en vouloir se blâmer essayer à toutes forces essayer de s’améliorer chaque seconde djihâd djihâd djihâd ne pas réussir à s’améliorer se concentrer implorer Dieu s’exercer s’entraîner respirer ne pas réussir à respirer espérer douter lire encore ouvrir une nouvelle porte à chaque nouvel ouvrage, chaque nouvelle page, découvrir le monde entier dans des romans s’enivrer de poésie regarder l’heure lutter lutter contre la fatigue contre le sommeil contre la paresse la médiocrité la colère la frustration et le sentiment d’impuissance, s’efforcer toute la journée et la suivante encore s’efforcer s’efforcer s’efforcer de dépasser les limites exiguës de cette petite conscience lente molle et encombrée comme une rivière chargée de cailloux et de terre et de feuilles, trouver des fenêtres entendre une parole de lumière s’y accrocher à toutes forces comme une petite flamme dans un désert de glace espérer à nouveau, retrouver le goût la foi la plénitude de la grâce et puis retomber, lourdement retomber, un mètre soixante-trois et quelques dizaines de kilos, des soubresauts, un cheval qui rue, une âme qui voudrait dévorer jusqu’aux planches jusqu’aux clous pour se nourrir par peur d’inanition d’une imminente disparition ; suspendue au-dessus d’un pont en proie à un nouveau vertige, un vertige sans précédent, voir toutes mes croyances, toutes mes certitudes mes repères mes balises mes valeurs mes alcôves se fissurer l’une après l’autre sous mes yeux, sans savoir jusqu’où, ni ce qu’il restera, s’il restera seulement quelque chose ; le sentiment d’être reliée à mon époque et de grandir en même temps qu’elle et comme elle d’éprouver cette prodigieuse crise de sens qui la secoue et la convulse. Douter de tout, ne plus réussir à se raccrocher à la plus petite branche ; y a-t-il encore des choses réelles, des choses qui sont au-delà de notre humanité pégueuse ou n’est-ce qu’un conglomérat d’images fébrilement brandi à la face de l’absurde, y a-t-il des choses nobles et plus hautes que nous auxquelles croire où tout cela n’est-il que le Père Noël ? Le couple, le mariage ont-ils vraiment du sens, est-ce bien sacré, beau, ou n’était-ce qu’un moyen de faire marcher les sociétés avant l’avènement de la nôtre où tout semble pointer du doigt leurs limites, leur injustice, leur absurdité ? Les religions ont-elles quelque chose de grand, de sublime, contiennent-elles des vérités, peut-on y trouver une planche de salut, même une toute petite, une planche à pain, un rebord de fenêtre, un ticket de métro, une cellule, ou sont-elles derrière nous elles aussi, ne sont-elles que la Laponie où le Père Noël a son igloo ? La pudeur, la réserve ont-elles une beauté et une noblesse, sont-elles des vertus ou de simples écrous dans la machine de la sujétion de l’individu ? Je ne sais même plus si je crois en Dieu à force de déconstruction. Le livre d’AB, quand je l’ai lu, m’a illuminée et a dissipé mon chaos de cauchemars et de débauche d’écriture cathartique ; fumant ma cigarette dans la cuisine aux murs fraîchement repeints, je respirais l’odeur de l’été et de la peinture, et l’espoir, l’ombre de la joie proche, la paix m’étaient revenus. Mais depuis je ne sais pas, je ne sais plus. A force de libération, de déconstruction, de déboulonnage, il est, je suis, arrivés à un point de rupture où se profile le dévoilement d’un monde désenchanté. Angoisse de l’enfant qui découvre que le Père Noël était une fumisterie. Je voudrais, implore Boucles d’Or dans sa maison endormie, je voudrais fermer les yeux et oublier, me rendormir, oublier ce que j’ai appris, le désapprendre, retrouver le Père Noël, la Laponie et la certitude d’un monde immense, sans limite ; devenir adulte est d’une violence infernale, tout s’effondre, les parents ne seront pas toujours là, papa n’est pas Moïse et maman n’est pas l’incarnation de la femme et de la mère parfaites, idéelles, plus de modèles, plus de Père Noël, simplement ce pont de singe qui craque et vacille sous le vent, et ce monde en crise et Boucles d’Or et ses bébés ours dans sa jolie maison jaune, la paix et le silence de la campagne, et le vertige et le tonnerre assourdissant de l’avènement de l’absurde. A quoi bon pourquoi quel sens une réponse n’importe quoi un mot griffonné sur un post-it au dos d’un ticket de caisse qu’importe un murmure un doute la flamme d’un briquet ferait l’affaire. A den or a desert perhaps an ink squirt a cellar a wishing well a war or a garanty will do for me… bénis mille fois bénis soient ceux qui croient au Paradis, quelle chance ils ont, tout cela fait tellement sens, l’attente et l’espérance du Paradis bouchent toutes les interstices toutes les portes d’accès à la main égorgeuse de l’absurde ; je n’y ai jamais cru et pourtant j’ai essayé, je me suis frappée la tête contre les murs et les tapis pour que ça rentre mais rien, on ne peut pas forcer une croyance, mon Dieu si Vous existez quelque part je regrette rendez-moi le paradis rendez-moi une bouée un morceau de carton pour boucher la fenêtre cassée l’adhésion la sunna que sais-je l’obéissance dans le sang la peur même s’il le faut le Père Noël et la Laponie ; un petite allumette pour faire renaître de ses cendres le brasier de l’enchantement, au moins de quoi raviver une braise, rendez-moi le mystère la morale les piliers du monde que sont les vices et les vertus la foi en l’union sacrée des hommes et des femmes, et la awe, ce terme pour lequel le français des Lumières tremblotantes des ampoules cassées n’a pas trouvé d’équivalent, que Marc ou était-ce le Robert&Collins traduisait comme respect mêlé de crainte ; j’ai tout ce qu’on peut penser qu’une jeune femme pourrait rêver d’avoir de ravissants bébés la liberté des amis des anges autour de moi et j’ai l’impression que mon univers se craquelle et s’effondre, et que rien ne va sortir de ces décombres et je prends conscience enfin du fait que je vais mourir un jour, je contemple cette certitude, la seule ce soir et je ne sais pas comment bouger je me sens paralysée, ne vais-je vraiment que passer quelques années encore à m’agiter un peu quelques soubresauts chercher du sens comme une affamée faire peut-être un autre bébé rencontrer un autre amour dix autres me réchauffer danser rire et oublier pendant que les jours continueront à défiler en cascade ? pourquoi aurai-je vécu, quel aura été le sens de tout cela ? trouver un sens à sa vie, s’engager, se réaliser s’accepter s’aimer soi-même des mots des mots tout ça des mots des courants d’air des distractions du divertissement des bouts de carton pour les fenêtres cassées que rien ne colmate

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Tiède petit matin de chaleur et de peurs ancestrales…

Tiède petit matin de chaleur et de peurs ancestrales

Je tremble maintenant du commun tremblement que notre sang docile chante dans le madrépore.

Et ces têtards en moi éclos de mon ascendance prodigieuse !

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole

ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité

ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel

mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance

ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements

ceux qui se sont assouplis aux agenouillements

ceux qu’on domestiqua et christianisa

ceux qu’on inocula d’abâtardissement

tam-tams de mains vides

tam-tams inanes de plaies sonores

tam-tams burlesques de trahison tabide

Tiède petit matin de chaleurs et de peurs ancestrales

par-dessus bord mes richesses pérégrines

par-dessus bord mes faussetés authentiques

Mais quel étrange orgueil tout soudain m’illumine ?

vienne le colibri

vienne l’épervier

vienne le bris de l’horizon

vienne le cynocéphale

vienne le lotus porteur du monde

vienne de dauphins une insurrection perlière

brisant la coquille de la mer

vienne un plongeon d’îles

vienne la disparition des jours de chair

morte dans la chaux vive des rapaces

viennent les ovaires de l’eau où le futur agite ses petites têtes

viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages du corps à l’heure où à l’auberge écliptique se rencontrent ma lune et ton soleil

il y a sous la réserve de ma luette une bauge de sangliers

il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat frémissant de coccinelles

il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe et de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz-de-marée de ta lumière

Calme et berce ô ma parole l’enfant qui ne sait pas que la carte du printemps est toujours à refaire (…)

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal

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An-Nûr

« Lumière noire. Comme à La Mecque où la Lumière de Dieu est enfouie dans une pierre noire.

On s’imagine d’habitude que les mystiques sont perpétuellement plongés dans la béatitude et la sérénité. Depuis cette épreuve, je sais que la Lumière d’Allah peut se faire connaître même dans la douleur et l’angoisse. Au fin fond de ces Enfers décrits par Dante, où tous les damnés ont été ensevelis et où règne le silence absolu, et où je venais moi-même d’être expédié.

Pendant ces longs mois de détresse, cette Vie maîtresse de l’univers m’a longuement interrogé, revenant sans arrêt vers moi:

« Que vois-tu ? »

J’ai répondu d’abord : « Je suis seul, j’ai mal, il ne me reste plus rien et je crois que je suis mort. »

« Regarde encore ! Que vois-tu ? »

J’ai répondu ensuite : « Rien, c’est le vide, en moi et hors de moi, je tombe à l’infini. »

« Regarde ce vide et vois. »

Alors seulement, j’ai vu ce que je voyais, et j’ai témoigné enfin : « Ici, aux confins du néant, là où nulle forme ne se forme, où le vide et le plein, le vrai et le faux, le bien et le mal se sont pas encore distingués, ou se sont dilués, je te reconnais quand même, toi, la Grande Vie, présente dans le silence de ces espaces où l’être n’est que poussière, je te reconnais et je ne vois que Toi, et mon cœur pleure de joie au milieu même de ma détresse. »

Où que vous vous tourniez, là est le visage d’Allah. (Coran, II, 115)

Depuis ce temps, je sais qu’il faut des hommes pour aller au bout de la nuit de l’Etre, des hommes que la Vie universelle envoie à ses confins, là où son immensité elle-même paraît s’achever. Des hommes capables de la reconnaître même en ces lieux vides. Des éclaireurs, dont l’oeil n’a besoin d’aucune lumière et voit dans la nuit noire comme en plein jour. Des éclaireurs qui n’ont pas besoin d’attendre l’aube pour être illuminés. »

Abdennour Bidar, in Self islam, 2006. Ed Points, pp. 133-134

Musique : Orange Blossom

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Shawwal, 13

« A vingt ans, Isabelle change de corps, de langue, de religion, de terre. Elle n’est ni dans le reniement ni dans la culpabilité. C’est un exil heureux, malgré le dénuement et les agressions de la colonie, loin de ce qui ne fut pas sa terre natale, ni sa maison, ni son terroir, ni sa langue. Quelle a été sa
langue maternelle ? Sa mère parle le russe, le français, son tuteur aussi ; le français est la langue de culture, c’est la langue de la Suisse romande, Isabelle Eberhardt la privilégie pour en faire sa langue d’écriture.

Aurait-elle écrit dans la maison maternelle ? Il lui faut vagabonder, libre et seule. Voir, savoir, retenir, entendre et écrire, travailler non à sa propre mémoire ni à restituer la mémoire familiale, plutôt à rendre hommage à la mémoire d’un peuple, d’un paysage, d’une âme, « l’âme musulmane » qui l’a adoptée comme une fille, un fils, qu’elle a adoptée comme tout à fait sienne. Si Mahmoud, elle est musulmane, elle parle et lit l’arabe, elle s’habille en arabe ; Isabelle, elle épouse un Arabe et elle n’écrit que des Arabes et de la terre musulmane du Maghreb, d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Elle écrit dans la langue qu’elle maîtrise le mieux, le français. Avec l’ardeur et la curiosité d’une nouvelle-née, la candeur aussi, elle marche infatigable, partout où jamais une femme européenne n’aurait eu l’idée d’aller. Mais pour écrire autant qu’elle le voudrait, il lui faudrait une maison, une chambre. Or, dès qu’elle fait halte dans une chambre, l’exaltation nécessaire, l’inspiration lui manquent. Elle a besoin de s’arrêter, elle n’a pas assez d’années d’expérience cavalière pour écrire au galop. (…) »

article de Leïla Sebbar.

Musique : Tinariwen

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On ne voit bien qu’avec le cœur…

Célébré l’Aïd avec les gens de mon village, sous un ciel limpide et un soleil lumineux ; quel privilège d’avoir pu rassembler des personnes si diverses, si chaleureuses. Des catholiques bretons, des protestants évangéliques anglais et des athées jardiniers, des couples, des mères célibataires aux enfants métisses, des lesbiennes végétaliennes et des vieux portés sur le vélo et les jolies femmes, des conteuses et des profs de danse…et deux jolis bébés qui gazouillent dans le parc sur l’herbe. AB ne renierait pas ce moment de fraternité et de découverte. Après tout, l’avenir sera transreligieux ou ne sera pas ; sans cela, les religions n’auront plus qu’à tirer leur révérence et nous, qu’à ranger tapis, chapelets et kippas au placard une fois pour toutes…

Mon Dieu, Tu es plein de grâce.

Ce soir, il m’est apparu que quand on implore Ton pardon durant la prière, ce n’est qu’à nous-mêmes que nous demandons pardon. Pour ces actions, pensées, pas, qui nous ont décentré, entamé, amenuisé durant la journée. Qui ont mis un voile entre nous et Toi…fût-il aussi fin qu’un cil.

Ihdina as-sirat al-moustaqim. Guide-nous sur la voie droite.

Qu’il est bon de prier dans le vent. Encore un privilège de reine.

Des pas dans le sable…
Une nuit, j’ai rêvé que je marchais le long de la plage avec le Seigneur. Plusieurs scènes de ma vie défilèrent dans le ciel.
Dans chaque scène, je remarquai des empreintes de pas dans le sable. Parfois il y avait deux traces de pas, parfois une seule.
Ça m’a contrarié parce que j’ai remarqué que durant les pires périodes de ma vie, alors que je souffrais d’angoisse, de chagrin ou d’échec, je ne pouvais apercevoir qu’une seule trace de pas, aussi ai-je dit au Seigneur :
« Tu m’avais promis Seigneur, que si je te suivais, tu marcherais toujours avec moi. Mais j’ai noté que durant les périodes les plus éprouvantes de ma vie, il n’y avait qu’une seule trace de pas dans le sable. Pourquoi, alors que j’avais le plus besoin de toi, n’étais-tu pas là pour moi ? »
Le Seigneur répondit :
« Quand tu voyais qu’une seule trace de pas, mon enfant, je te portais dans mes bras. »

Marie Steel Stevenson (merci Bettina)

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Ramadan, 17

Nouvelle leçon pour moi en ce dix-septième jour ; les heures passées dans la conscience pleine de Ta grâce valent pour prières. Même, parmi les plus précieuses. Et aussi ; il ne faut jamais désespérer de Ta grâce. Et encore ; il est bon d’essayer, de chercher, de tendre vers elle ; mais tant que l’instant juste n’est pas venu, on pourrait se frapper le front contre la porte toute la nuit qu’elle ne s’ouvrirait pas. Car Toi seul, es le Maître de l’aube.

Rien lu de consistant, mais trouvé quand même un extrait d’Elif Shafak pour me voler un peu dans les plumes, quand la religiosité aurait tendance à prendre le pas sur la conscience (ce qui m’arrive plus souvent que je ne saurai l’admettre, parce que je suis paresseuse comme ce n’est pas permis)

« Brouillé est l’esprit des croyants si à chaque ramadan ils jeûnent au nom de Dieu et qu’à chaque Aïd ils sacrifient un mouton ou une chèvre pour racheter leurs péchés, si toute leur vie ils s’efforcent d’accomplir le pèlerinage à La Mecque et que cinq fois par jour ils s’agenouillent sur un tapis de prière, mais que dans le même temps il n’y ait pas place dans leur cœur pour l’amour. Pourquoi prendre tant de peine ? La foi n’est qu’un mot si l’amour ne réside pas en son centre, elle est flasque, sans vie, vague, vide – rien qu’on puisse véritablement sentir. Croient-ils que Dieu réside à La Mecque ou à Médine ? Ou dans quelque mosquée ? Comment peuvent-ils imaginer que Dieu puisse être confiné dans un espace limité quand II dit justement : Ni Mes cieux ni Ma terre ne M’englobent, mais le cœur de Mon serviteur croyant M’englobe ? Pitié pour le fou qui croit que les frontières de son esprit mortel sont celles de Dieu tout-puissant ! Pitié pour le fou qui pense pouvoir négocier et régler ses dettes avec Dieu ! Pensent-ils que Dieu est un épicier qui tente de soupeser nos vertus et nos méfaits sur deux balances ? Est-Il un clerc méticuleux qui note nos péchés dans Son livre de comptes afin que nous Le remboursions un jour ? Est-ce là leur idée de l’Unicité ? Ni épicier ni clerc, mon dieu est un dieu magnifique. Un dieu vivant ! Pourquoi voudrais-je un dieu mort ? Vivant, Il est ! Son nom est al-Hayy – l’Éternel. Pourquoi errer dans la peur et l’angoisse, toujours laisser les prohibitions et les limitations me restreindre ? Il est l’infiniment compassionné. Son nom est al-Wadud. Il est tout entier digne de louanges. Son nom est al-Hamid. Beau au-delà de tous les rêves et de tous les espoirs. Al-Jamal, al-Kayyum, al-Rahman, al-Rahim. Dans le vent et les inondations, sec et assoiffé, je chanterai, je danserai pour Lui jusqu’à ce que ploient mes genoux, que s’effondre mon corps et que mon cœur cesse de battre. Je briserai mon ego en mille morceaux, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une particule de néant, le passeur du vide pur, la poussière de la poussière de Sa grande architecture. Avec reconnaissance, joie et persévérance, je loue Sa splendeur et Sa générosité. Je Le remercie à la fois pour tout ce qu’il m’a accordé et pour tout ce qu’il m’a refusé, car Lui seul sait ce qui est bon pour moi. »

in Soufi, mon amour

Musique : Zsuzsanna

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Quand on parle de la mort des pères…

J’ai fait un étrange rêve la nuit passée, beau et curieux, dans une espèce de somnolence entre deux réveils des petits… je crois que c’est à cause de la mort d’Idir, qui m’a causé plus de chagrin que je ne l’aurais imaginé. Cela faisait des années que je n’avais pas rêvé de l’Algérie… Alors, aujourd’hui, en l’honneur du conteur, je vous raconte une histoire.

La jeune femme s’appelle Yalil, c’est votre humble servante, votre conteuse improvisée de ce jour, ce onzième jour de Ramadan. A l’heure où notre histoire commence, Yalil se tient debout sous un porche, ou une espèce de terrasse couverte, vêtue d’une robe blanche, ses cheveux relevés en une tresse. Elle regarde droit devant elle, mais que voit-elle ? La mer, peut-être, ou bien un village. Cette histoire, voyez-vous, remonte à la nuit passée, et la mémoire de votre humble servante, usée par des milliers de contes et de légendes, lui joue parfois des tours et tend à brouiller les contours… du reste, les villages, les bords de mer, tout cela n’importe que peu ; ce ne sont que des éléments de décor, des caprices de l’inconscient. Une chose, toutefois, est certaine : sous le regard de Yalil, le soleil se couche, alors même qu’il fait grand jour…

Et puis, un gamin arrive. Il n’est pas bien vieux, seize ou dix-sept ans, et, pour tout vous dire, ô nobles amis, il ressemble à peu au fils de votre humble servante, Babouche, hormis pour ses yeux qui sont d’un vert de rivière. Seulement, dans notre histoire, Yalil n’a pas de fils, pas plus qu’elle n’a d’époux, de sœur, de frère, ou encore de parents. Yalil n’est que Yalil, et elle n’a que Yalil. D’où vient-elle ? Que fait-elle ici ? L’histoire ne le dit pas, mais vous pouvez l’imaginer, si cela vous plaît de le faire. Le gamin aux yeux verts s’approche donc de Yalil, et lui dit :

« Dénoue tes cheveux et porte le bracelet de ta grand-mère, c’est aujourd’hui le jour des noces de la lune. Elle est exactement à la moitié de sa course, le pont du monde est suspendu au-dessous d’elle. Prends tes chaussures, le chemin est long jusqu’à la fête. »

Seulement, ici, nobles amis, une éclipse se produit comme elles se produisent si souvent dans les rêves. Pas une éclipse de lune, non, ni même de soleil ; une éclipse spatio-temporelle, une éclipse de conscience. Un petit trou dans le tissu du rêve, une paresse de l’inconscient. Nous retrouvons donc Yalil plus tard. Est-elle allée à la fête ? Elle est sur une plage, et pense à sa grand-mère qui aimait les courses de chevaux dans le désert. Verra-t-elle des chevaux sur cette plage ? Alors, une femme aux cheveux noirs approche. Cette jeune femme ressemble à Chaïnaise, pour ceux et celles qui ont le privilège de la connaître… Elle approche donc, tenant par la main une petite fille toute blanche, de peau, de sourcils, de cheveux, et dit à Yalil :

« Voici ta fille. »

« Quoi ? s’indigne Yalil. Ça, ça m’étonnerait. Je n’ai pas de fille, je n’ai même pas été enceinte. » En son for intérieur, elle trouve aussi qu’elle est bien étrange, cette enfant toute blanche, comme si on n’avait pas fini de la colorier ; et elle se dit que tant qu’à avoir une fille, elle en aimerait une vraie, pas un fantôme d’enfant. Pourtant, alors qu’elle prend conscience du fait que peut-être, on risque de la lui reprendre si elle formule à voix haute ce que renferme son esprit, son cœur se met à brûler et à fondre ; il se consume d’amour pour la petite fille, tant que c’en devient douloureux, insupportable. Timidement, elle demande à la petite fille son âge ; mais celle-ci se tourne vers la femme et fait des signes avec les mains, tout en parlant une langue que Yalil ne comprend pas. C’est une langue magnifique, Yalil est impressionnée, émerveillée, mais également triste. Elle se sent mise à l’écart, absurde, inutile.

« Vous allez apprendre à vous connaître » dit la femme en regardant Yalil.

« Mais comment ? »

« Tu dois réapprendre à regarder avec tes nouveaux yeux de mère, à partir de maintenant. » Puis elle ajoute : « As-tu dénoué tes cheveux ? »

Seulement, Yalil a oublié de le faire, elle porte toujours sa tresse. Ou plutôt, elle a trouvé plus simple d’oublier. Car elle pense qu’elle devra sans doute bientôt repartir, et qu’alors, il lui sera bien plus pratique d’avoir les cheveux attachés, surtout parce qu’elle est invitée à une soirée chez le gratin de ses anciens camarades d’Henri IV, qui s’appellent eux-mêmes « les mignons » et portent des masques décadents. La femme la regarde d’un air réprobateur.

« Au bout d’un moment, il faut te décider. Vas-tu refuser ce cadeau le jour des noces, ta propre fille ? »

Alors, Yalil détache ses cheveux. Avec eux, ce sont tous les nœuds du monde qu’elle semble dénouer. Elle se sent libre, baignée de plénitude, de grâce, de reconnaissance.

Alors qu’elle marche sur la plage, la petite fille marche à ses côtés. Elle s’appelle Nejma, et elle n’est plus du tout blanche, elle a la peau comme une olive et des cheveux couleur de cuivre. Elle met du temps à avancer car elle veut ramasser toutes sortes de choses par terre, et toucher tout ce qu’elle voit.

« Est ce qu’on va marier la lune et le soleil ? » demande-t-elle.

Yalil dit qu’elle n’en sait rien, qu’elle ne sait pas comment les choses se passent dans ce pays.

« D’où viens-tu ? » demande Nejma.

Yalil répond qu’elle vient de Jérusalem.

« Moi, je viens de la lune », dit Nejma.

« Comme le Petit Prince ? » Yalil espère plaire à Nejma par cette référence, mais cela ne marche pas du tout, car Nejma prend un air vexé.

« Non, comme Cyrano. »

C’est la fin de cette histoire, mes amis. Merci d’avoir veillé avec votre humble servante pour l’écouter. Que se passe-t-il après ? Après, le tissu du rêve s’est déchiré ; peut-être à cause des pas de Ven dans les escaliers qui craquent, peut-être à cause de Babig qui s’est réveillé pour un câlin, ou Babouche pour une berceuse. Il ne tient qu’à vous de l’imaginer, de l’écrire, de la rêver à votre tour.

Je t’en prie père Inouba, ouvre-moi la porte

O fille Ghriba, fais tinter tes bracelets

Je crains l’ogre de la forêt père Inouba

O fille Ghriba je le crains aussi.

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Ramadan, 8

Les jours passent à la vitesse de la lumière, si remplis que j’ai la sensation de courir derrière les heures.

Il est plus rapide de sortir des rails que de battre des cils. Se laisser distraire par la rengaine de la sorcière, avec sa gueule de carême et sa voix de vieille chèvre, sa mélancolie gluante et sa langueur, le dolorisme calviniste des familles, la mortification et la flagellation systématiques, souffrons pour mériter, ben tiens, et puis encore soyons grave et sérieuse, soyons diaphane, tiens, soyons héroïque, la tendance romantique au martyre, à la perfection, à la sainteté, la jouissance de la Vestale, le tragique de Lucrèce… oh la la, quelle ringarde celle-là. Rien de nouveau sous le soleil ces derniers siècles… C’est juste moi où cette névrose est ancrée dans la mémoire collective, elle nous colle à la peau ? Il va pourtant falloir finir par sortir de tout ça… Il va falloir finir par arrêter d’essayer, et commencer à accepter de laisser venir, de laisser être et advenir. Oui, bien sûr, c’est compliqué, elle respire encore, cette petite fille qui restait des heures devant Le Prince d’Egypte de Dreamworks, parce que Moïse ressemblait à son papa ; c’est encore bien là tout ça, c’est resté, la souffrance patiente et endurante du peuple esclave et la voix du buisson ardent qui effraie et rassure à la fois ; le Dieu papa, l’obéissance de l’enfant sage et aveuglément confiante parce qu’elle n’a pas d’alternative. Ma petite fille. Un jour, pourtant, il faut apprendre à tuer les pères, c’est ce que l’on dit… On oublie de dire, c’est vrai, que certains sont plus difficiles à tuer que d’autres ; que les pères d’adoption, d’élection, sont bien plus difficiles à laisser derrière soi. On ne parle pas assez du sentiment de trahison, de la peur d’abandon. Mais un jour, on devrait arriver à dire simplement, merci.

Merci de m’avoir appris à marcher, de m’avoir regardée grandir avec un amour inconditionnel et sécurisant ; merci de m’avoir donné tout ce que tu m’as donné, tout ces trésors. Aujourd’hui je dois prendre mon envol et te quitter, pour, de la petite fille, devenir femme ; pour, du petit satellite, devenir planète ; je t’aimerai toujours, mais je ne peux plus t’appartenir, car je ne suis pas toi, je dois trouver ma voie, elle n’est pas la tienne, pas seulement, je veux l’enrichir, je veux l’ouvrir, la métisser, l’élargir ; et j’ai une peur bleue, j’ai peur de ce qu’il y aura si je pars, si je te fais défaut, si ta maison n’est plus la mienne, pourrai-je seulement exister, pourrai-je retrouver un ancrage aussi puissant, aussi sécurisant, serai-je seulement légitime à être, et me pardonneras-tu, et m’aimeras-tu et m’estimeras-tu encore, me reconnaîtras-tu encore comme ta famille quand je m’élèverai contre tes croyances pour les contester, pour les repenser, ou serai-je orpheline, serai-je seule dans un monde sans guide, dans un désert loin des pistes ?

Ils sont nombreux, nos pères, ils sont innombrables peut-être. Et la peur de la porte à tout jamais fermée, de la déception, du reniement est vertigineuse, écrasante. Il faut pourtant bien commencer à marcher seule un jour. Alors, la lueur éternelle et indéfectible de la lune, an-nûr, celle qui guide, la nuit, les pistes des caravanes…

Le Seigneur est ma lumière et mon salut ;
de qui aurais-je crainte ?
Le Seigneur est le rempart de ma vie ;
devant qui tremblerais-je ?

J’ai demandé une chose au Seigneur,
la seule que je cherche :
habiter la maison du Seigneur
tous les jours de ma vie,
pour admirer le Seigneur dans sa beauté
et m’attacher à son temple.
(Psaume)

Le mois de mai est là, je vais recommencer à avoir des rêves agités. 26 ans, ce n’est pas n’importe quoi. On entre dans un nouveau cycle, on laisse quelque chose derrière soi. On entame le second quart de siècle de sa vie. Il est grand temps de hisser la grand-voile et surtout, de larguer les vieilles amarres tenaces qui vous vrillent les chevilles au fond du port…

Ce qui est amusant et infiniment réconfortant, mon Dieu, c’est que même quand on en a marre de Toi et qu’on ne croit plus très fort en Toi, Tu ne cesses pas, pas un seul instant, de croire en nous. Je ne le dirai jamais assez ; quelle belle patience Tu as avec moi.

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Ramadan, 4

Mon Dieu, c’est bien difficile.

C’est difficile de trouver de petites oasis de solitude et de silence pour se recueillir, se retrouver, dans ce quotidien.

Bien difficile de se centrer et s’apaiser dans la prière, quand le moindre moment de solitude doit être calculé, organisé à l’avance, et ne dure que le temps d’une respiration.

Bien difficile de s’attarder sur sa respiration en conscience quand il est presque impossible de s’asseoir deux minutes sans être sollicitée.

On dit que chaque acte peut être une prière, du moins un acte de foi. C’est certes vrai. Mais comment, si son espace vital n’est plus qu’un souvenir depuis des mois ? Il faut un équilibre. Je ne peux pas le trouver.

Soraya m’a dit un jour que les convertis étaient les pires des croyants. Parce qu’ils cherchent l’absolu dans leur religion d’élection, un absolu qu’elle ne peut, par essence, pas offrir. Et quand ils ne le trouvent pas, ils implosent. Ou deviennent radicaux. Plus royalistes que le roi. Effrayants. Pour incarner leur absolu, à tout prix. Elle a sans doute raison. Étrangement, je me suis toujours sentie mal à l’aise avec les convertis. Je ne les aime pas. Ils me font peur. Je me dis que quelque chose cloche chez eux. Que font-ils là ?

Et moi, que fais-je là ? Moi, j’y suis, et je n’y suis pas. J’aspire à appartenir sur un temps, je me défie de toute identification sur le second. Je suis intransigeante sur la présence et la conscience dans la prière et les rites, mais je honnis toute forme d’injonction. Je recherche à toutes forces un cocon pour me sécuriser, m’apaiser, des bras amoureux, une religion, mais sitôt que je le trouve je me débats comme un diable. Rien ne peut me contenir. Et toujours je me retrouve à cette même place, en bordure, en marge, au carrefour, à la croisée des chemins et des mondes. Me débattant avec mon judaïsme, me réfugiant dans les églises pour leur familiarité, fuyant les mosquées pour mon tapis de prière, dans mon jardin aux herbes hautes. Toujours dans une solitude assourdissante. À la fois ici et ailleurs ; naviguant entre présent et passé ; à la fois d’orient et d’occident, étrangère partout. Rebelle et indépendante mais avec une tendance systématique à la soumission et l’abnégation, hypnotisée par mon propre vertige, fascinée par ma possible disparition. Et gémeaux, bien sûr. Un jour aimant les hommes, leur préférant les femmes le lendemain. Même quand je fais des bébés, je ne peux pas en faire qu’un seul…

26 ans le mois prochain. Je me vois vieillir sans devenir sage, sans parvenir à trouver l’apaisement, la tranquillité. J’aspire de toutes mes forces à vivre mais je flirte toujours avec le fantasme du naufrage. Je ne tiens pas en place. Mon Dieu, je ne tiens vraiment pas en place. Je suis fatiguée.

Il y a trop de bruit, mon Dieu. Trop de bruit le jour, trop de bruit la nuit, et trop de mots dans ma tête. Je n’arrive pas à trouver le silence.

Le chemin vers Toi, le chemin vers moi, est encore immense. C’est une véritable jungle. Et parfois un désert, loin des pistes.

Je fais de mon mieux, mon Dieu, mais sans Toi je pars en vrille à chaque instant. Ne me laisse pas trop longtemps sans Ton secours.

آمين

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Réflexions en vrac à quelques jours de Ramadan, إِنْ شَاءَ ٱللَّٰهُ

C’est dans le recueillement en soi-même que l’on se trouve au plus proche de Toi. Parfois il ne s’agit que du bon sens le plus élémentaire ; mais notre ego prend tellement de place et fait un tel raffut qu’on ne s’entend plus, on ne T’entend plus.

Une vérité n’a pas à être absolue ou relative, elle peut être les deux à la fois. Que Tu es, et que j’ai Ta confiance et Ton amour incompressibles, est une vérité absolue pour moi. Mais elle est aussi relative en cela que pour mon prochain, elle ne fait pas sens. Et sa vérité est tout aussi absolue pour lui / pour elle.

Tu réponds si vite à l’appel. N’est-ce pas une preuve de Ton amour et Ta confiance indéfectibles ? « Celui qui s’approche de Moi d’un empan, Je M’approcherai de lui d’une coudée. S’il s’approche de Moi en marchant, Je M’approcherai de lui en courant. » (hâdith)

Le Paradis, c’est l’harmonie avec Toi. Ici et maintenant. C’est l’alignement, l’osmose de Toi et soi. Parfois dans la prière, parfois dans les actes ; il se gagne en cela qu’il exige un certain travail, une discipline. Mais elle peut être bien douce. Tout ce qui vient de Toi est doux ; seulement, la vie est parfois rude. L’ensemble du vivant est soumis à la souffrance. C’est la férocité de la vie. Mais quel ennui que la facile indolence des anges !

L’enfer, c’est errer loin de Ta face. C’est le désert brûlant où l’on se perd, assoiffé, sans guide, sans signe. C’est la mort sans secours ; puisque Tu es l’eau qui fait la vie.

Le pardon (je n’aime pas ce mot ! Hérité tout droit de la vieille culpabilisation judéo-chrétienne) n’attend pas un quelconque Jugement de la fin des temps ; face à Toi, le cœur ouvert, il descend comme un rayon de soleil sur le jardin.

Œuvrer pour la vie future, sous-entendue post mortem, quel sens cela a-t-il ? La vie ne suffit-elle donc pas à nous mettre à genoux de gratitude, sans se mettre en oeuvre de calculer pour l’après ? Qui sommes nous donc, des écoliers sages espérant obtenir des bons points pour avoir les faveurs du maître ? Mais pour qui Te prend-on ? Et où avons-nous oublié notre dignité ? Rabi’a disait : « Ô mon Dieu, si je T’adore par crainte de Ton enfer, brûle-moi dans ses flammes, et si je T’adore par désir du paradis, interdis-moi d’y entrer. Mais si je T’adore pour l’amour de Toi seul, alors ne me prive pas de contempler Ton éternelle beauté ! » Là. Un peu de consistance dans la foi, que diable ! Aimerait-on par calcul, par intérêt ? J’ai une telle confiance en Toi que je m’abandonne entièrement, et, tant pis si des dents grincent, ce qui adviendra de moi après ma mort m’importe peu. Tu sais mieux. Cela me suffit.

Il n’y a pas de place dans l’amour pour la peur. L’un s’arrête là où l’autre commence. Le respect n’exige en rien la peur. La confiance n’est pas hubris, ni défaut d’humilité…elle n’est que le signe d’un amour heureux.

Peut-être certains sages ont atteint un tel degré d’intimité avec Toi que leur vie entière est illuminée, transfigurée par Ta présence ; c’est Al-Hallaj qui arpente les rues de Bagdad en proclamant : « je suis Dieu ! » Tant abîmé dans Ta contemplation qu’il s’est mû tout entier en temple. Pour le commun des mortels comme moi toutefois, une pratique, des rappels, des rituels sont nécessaires pour nous remettre en phase. D’où la religion. (J’ai arrêté d’espérer y trouver des réponses d’ordre métaphysique ; les réponses des hommes ne parleront jamais que des hommes !)

Tu as beaucoup d’humour…

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Vendredi 17 avril

M’est apparu aujourd’hui que sur le chemin qui mène à Toi, il ne suffit pas de Te choisir un jour, que ce soit lors d’une conversion, d’un baptême, d’une cérémonie quelconque… ça, à la limite, c’est juste mettre ses bottes de randonneur avant d’entamer le chemin. C’est chaque jour qu’il faut Te choisir. C’est une décision renouvelée au quotidien, presque même, à chaque instant. Quand plus rien d’extérieur ne nous enferme à l’intérieur, parents, mari, communauté ; qui nous empêcherait de sortir de la grande Masjid ? Il ne reste plus que soi face à Toi. Rester, ou partir battre la campagne. Aucun choix n’est meilleur que l’autre, en terme de moralité ; il n’y a ni bien faire, ni mal faire. Et pas de prêtre pour trancher pour nous ; ne reste que soi, face à Toi. Alors, prendre le temps du silence, se mettre à l’écoute, se rendre disponible à Ta parole, à ce que Tu veux pour nous. Pour que chaque jour soit l’occasion d’un choix renouvelé. C’est peut-être pour ça que l’on répète la profession de foi à chaque prière ; pour, cinq fois par jour, Te choisir, encore, et encore… on sait à quel point l’homme est oublieux et volatile ! Du moins, Toi, Tu le sais. Nous, on l’oublie aussi vite que le reste…

جمعة مباركة / bon vendredi

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Premier jour

Regarde ce visage et cette allure, vois cette stature, cette joue, ces mains, ces pieds,
Contemple ce teint, cette démarche, cette beauté pareille à la lune éclatante, revêtue d’une tunique
Parlerai-je du cyprès, de la verdure, de la tulipe et du jasmin ?
Parlerai-je de la chandelle ou du chandelier, de la danse, de la rose, de la brise du printemps ?
O amour pareil du temple du feu ! Toi qui as revêtu une forme et un corps,
Toi qui as pillé la caravane du cœur, donne-nous un instant de paix.
C’est dans le feu et la brûlure que s’écoule pour moi la nuit jusqu’à l’aube.
O gloire et fortune pour moi ! à cause du visage du soleil lumineux,
Je tourne autour de son visage pareil à la lune brillante, je salue sans paroles.
Je frappe le sol de mon front, avant qu’il dise: « salut ».
Tu es la roseraie et le jardin du monde, tu es soleil et la lumière du monde.
Toi à qui vont la douleur et la brûlure du monde, comment peux-tu te montrer aussi indifférent ?
Je viens te donner ma vie en gage. Tu dis: « Ne prends pas cette peine, va-t’en ».
Je t’obéis et je m’écarte. Tu dis:  « Approche-toi, imbécile. »
Son image accompagne les amoureux enflammés.
Que pas un seul instant ton visage ne soit absent de nos yeux.
O cœur, où est ta stabilité ? Que sont devenus tes désirs et tes efforts ?
Qui t’empêche, soir et matin, de dormir ?
Le cœur m’a répondu: « La beauté de son visage, le narcisse de ses yeux enchanteurs,
La jacinthe de ses sourcils, ses lèvres de cornaline, riches en douces paroles ».
O passion ! Tu as pour chacun bien des noms et des surnoms.
Hier soir, moi je t’ai donné un autre: « Souffrance sans remède ».
O toi splendeur de ma vie ! A cause de toi , je tourne comme une roue
Envoie-moi, ô ma vie ! du blé, afin que mon moulin ne tourne pas en vain.
Je ne respire plus, je dis seulement ce vers :
 « Mon cœur a fondu de désir. Viens à notre secours, Seigneur ! »

Rûmî, Odes mystiques

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